31.12.08
2009, un rêve ?
18.12.08
Survivre ou périr
Il regarde la côte se rétrécir jusqu'à devenir un mince filet, une ligne de terre bordant l'océan. A quoi pense t-il à ce moment présent ? Son pays, la terre de ses ancêtres s'éloigne de son coeur, de tout son être. Le meilleur ou le pire est à venir. Il est le plus âgé parmi ses compagnons. Tous comme lui, navigateurs d'un jour ; ces fugitifs d'un territoire qui leur permet à peine de survivre. Ils se sont lancés dans le projet insensé d'atteindre une contrée fertile. Tous gardent à l'esprit l'image d'un paradis en exil. On leur a dit. C'est promis. Il est des pays où les euros coulent à flot, où la nourriture déborde grassement des étals des supermarchés, où l'emploi demeure pour qui veut travailler. "Et si vous manquez de quelque chose, vous serez pris en charge. l'Etat est là pour ça". Le refrain du passeur a marqué les esprits.
Pourtant le vieil homme aurait pu poursuivre sa vie parmi les siens.
(copyright gisèle meunier déc 2008)
(suite de la nouvelle sur demande)
Survivre ou périr
C’est un vieil homme debout à l’arrière d’un bateau.
Il regarde la côte se rétrécir jusqu’à devenir un mince filet, une ligne de terre bordant l’océan.
À quoi pense t-il à ce moment présent ? Son pays, la terre de ses ancêtres s’éloigne de son cœur, de tout son être. Le meilleur ou le pire est à venir. Il est le plus âgé parmi ses compagnons. Tous comme lui, navigateurs d’un jour ; ces fugitifs d’un territoire qui leur permet à peine de survivre. Ils se sont lancés dans le projet insensé d’atteindre une contrée fertile. Tous gardent à l’esprit l’image d’un paradis en exil. On leur a dit. C’est promis. Il est des pays où les euros coulent à flot, où la nourriture déborde grassement des étals des hypermarchés, où l’emploi demeure pour qui veut travailler. « Et si vous manquez de quelque chose, vous serez pris en charge. On vous aidera. L’État est là pour ça ». Le refrain du passeur a marqué les esprits.
Pourtant le vieil homme aurait pu poursuivre sa vie parmi les siens. Pris d’un doute il reste silencieux et médite. Maintenant c’est trop tard. Il écoute les jeunes de son village, inquiets et cependant enthousiastes dans cette pirogue de fortune.
Certains ne supportent pas les mouvements de la mer. Leurs estomacs, pourtant peu chargés avant le départ, se vident d’une bile âcre. Les rejets acides façonnent des visages torturés. L’espoir est plus fort que le mal. Les promesses des passeurs chantent dans leur esprit, telle une ritournelle.
Tous ont le regard dirigé vers la proue de l’embarcation, vers l’Europe, vers ce qu’ils savent être leur seul avenir.
Mais lui le vieil homme repense à toute sa vie qu’il abandonne sur sa terre africaine. Il se met à rêver. Il ne sait plus s’il doit se réjouir ou se lamenter. Il n’entend plus les autres passagers. Son regard vide rivé sur l’horizon, il écoute les vagues claquer contre la coque. Il échappe à l’enthousiasme fragile de ses compatriotes. Il est ailleurs.
Et puis lorsque les rayons du soleil caressent les flots luisants et font se confondre le ciel et l’océan, il se voit porté par des nues indigo. Il se souvient de son enfance dans la communauté de sa tribu sérère. La sobriété a toujours été la règle de vie du village. Et pourtant il lui semble maintenant qu’il ne manquait de rien. La vie était là et il l’avait faite sienne, sans crainte d’insuffisance, ni redouter les restrictions. Pourtant tous vivaient au jour le jour, de quelques récoltes de mil, d’arachides ou de la production florissante de légumes pendant la saison des pluies.
Il se souvient du jour où des voyageurs de passage avaient laissé quelques cadeaux. Il y avait parmi les victuailles, savons et bougies, un livre d’images. Ce livre était une porte ouverte sur un monde qu’il ignorait totalement. C’était un livre des oiseaux les plus communs d’Europe. Des hirondelles, des moineaux de Paris, des rouges-gorges ou des pigeons voyageurs.
Tout comme lui ce jour là, certains de ces volatiles migraient vers des régions du monde favorables à leur reproduction ou pour échapper aux rigueurs de l’hiver du Nord.
Une vague, heurtant violemment la pirogue, l’éclabousse jusqu’au visage. Il quitte son rêve éveillé et se trouve à nouveau plongé dans l’euphorie inconsciente des autres fuyards. Le masque du doute couvrant son visage contraste avec la joie feinte de ses partenaires.
Seul un autre homme se tient debout à l’avant du bateau : le passeur ne les lâche pas de l’œil. Il s’est empli les poches de toutes les économies de ces hommes crédules.
Le soleil est bien bas maintenant, rasant l’horizon. Dans quelques minutes les hommes seront plongés dans la nuit. La lune déjà brille, atténuant l’angoisse que serait une traversée dans l’obscurité. La lune, seule présence lumineuse dans cet univers opaque leur permet de se rattacher à la réalité. Le froid et les embruns les pénètrent. Les repères perdus, ils se serrent les uns contre les autres. Où se trouvent-ils dans cette étendue immense ? Combien de temps, combien de jours et de nuits encore durera la traversée ? La fatigue a raison de quelques uns.
Le vieil homme s’est accroupi, comme si l’effort avait eu raison de lui. Dans son langage intérieur, il prie. Il prie les dieux de la mer, des cieux et du temps d’avoir pitié de leur expédition. Tous les hommes maintenant font silence. Seule une plainte ça ou là pour le manque de confort, des malaises nauséeux. L’espace restreint ne permet pas de s’installer pour un moment de sommeil. Seuls l’épuisement, la soif et la faim, faire incliner les mentons vers les gorges d’ébène.
Le passeur à l’avant du bateau scrute alentour du plus loin qu’il peut. Une boussole de pacotille lui fixe les repères.
Et puis le vent se lève. Un souffle qui berce l’amas de passagers. Comme lorsque leur mère les berçait, ils ont trouvé le sommeil. Et puis les vagues s’élèvent, chahutant l’embarcation en tous sens. Les hommes sursautent, saisis par l’agitation qui les inquiète. Chacun s’accroche à son voisin. Une rumeur angoissante monte. La peur a raison des plus téméraires. La panique devient contagieuse. Le passeur appelle au calme. Mais les hommes n’entendent que le grondement de l’océan. La lune disparaît derrière les nuages. Un éclair zèbre le ciel. Puis le tonnerre annonce que le ciel va se vider sur la trentaine d’occupants de ce rafiot fragile. Ils sont déjà trempés par l’eau salée qui s’élève au-dessus d’eux. Il faut écoper. Avec des récipients de fortune, gobelets servant à étancher leur soif, quelques uns raclent le fond du bateau. Un nouveau coup de tonnerre suivi d’éclairs fuyants, ébranle la nuit profonde. Les hommes tentent de se terrer sous une bâche peu étanche.
Le vieil homme lui, sait. Il a reconnu les signes de la fin prochaine. Comme le sage monastique, il a confié son âme à Dieu. De son corps, il n’a que faire. Il est resté à l’arrière de la pirogue, ne cherchant plus à lutter contre une aventure qu’il sait sans issue. Les pleurs, les appels de ses congénères, son impuissance face à l’impossible issue de cette traversée...
Il a réfléchi. Il a choisi. Il refuse l’agonie cruelle à laquelle ils sont tous voués. Il se redresse, reste muet, regarde les vagues où se mêlent les trombes d’eau de l’orage, et d’un sursaut se jette par-dessus bord.
La surprise est totale. Chacun se replie sur soi de peur d’être entraîné dans son sillage. La peur cloue au fond du rafiot des hommes taillés comme des géants. Personne ne voit plus le corps aspiré par la noirceur du déluge. Seule son âme les accompagne jusqu’à leur sépulture aqueuse.
Le vieil homme savait. Il voulait rester maître de sa vie et choisir jusqu’au dernier acte de cette tragique comédie. Il savait que la pirogue serait, à tous, leur dernier linceul. Il a choisi de partir le premier.
Lorsque les sauveteurs arrivèrent sur place, ils ne trouvèrent que des corps gonflés comme des outres, éparpillés par la marée furieuse et la colère des cieux. Des trente Africains partant pour un Eldorado d’espérance, aucun n’atteignit jamais les côtes méditerranéennes. On n’eut pas à repêcher le capitaine. Il était le seul harnaché à un anneau fixé sur la coque de la pirogue.
Et si Platon avait toujours raison ?
lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles,
lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter,
lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu'ils ne reconnaissent plus,
au-dessus d'eux l'autorité de personne,
alors c'est là, en toute jeunesse et en toute beauté, le début de la tyrannie."
Platon (IVe siècle av. J.C.)